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    Les mots sont souvent des pièges. L'histoire individuelle et collective de chaque lecteur le conduit souvent à les « investir » d'un sens différent de celui que leur donne l'auteur. C'est pourquoi, avant de nommer l'agriculture à construire pour demain, il me paraît essentiel de la décrire fondamentalement. À chacun, ensuite, de lui donner le nom qu'il préfère – même si certains sont bien plus motivés et défendables que d'autres.

     

    Il existe plusieurs agricultures très différentes

     

    La première nécessité est de bien comprendre que les bases et présupposés de l'agriculture dite « conventionnelle » (= qui fait actuellement convention) ne sont pas les seuls possibles. La quasi-totalité des travaux en faveur d'une agriculture « plus respectueuse de l'environnement » considèrent comme acquis le principe d'une sélection standardisée, de cultures pures (une seule espèce végétale par parcelle agricole) et d'une mécanisation prétendument libératrice. Ils se contentent alors, en réalité, d'aménager l'agriculture conventionnelle. Il s'agit non seulement d'une paresse intellectuelle, mais également d'un profond ethnocentrisme : ce « modèle » correspond à l'archétype industriel de l'un des trois grands foyers d'invention de l'agriculture, celui issu du croissant fertile et qui a gagné l'Europe plusieurs milliers d'années avant notre ère.

     

    Il suffit d'étudier les deux autres grands foyers d'invention de l'agriculture (foyer asiatique et foyer centre-américain) pour comprendre qu'il existe d'autres systèmes agraires efficaces et cohérents. Il suffit de revenir aux bases élémentaires de l'agronomie pour comprendre que notre agriculture « conventionnelle » est en réalité une construction artificielle peu efficace.

     

    Revenir aux fondamentaux de l'agronomie

     

    Les meilleurs rendements sont toujours obtenus par des cultures associées, c'est-à-dire la présence de plusieurs espèces végétales dans une parcelle. Cette technique permet d'assurer le renouvellement de la fertilité du sol (sans qu'il n'y ait aucune raison de recourir à des engrais solubles), d'optimiser la photosynthèse (source du rendement), d'assurer une protection du sol contre l'érosion, d'assurer une protection mutuelle des cultures, de garantir un rendement quelles que soient les conditions climatiques de l'année.

     

    Cette technique implique en parallèle que les plantes et les animaux soient adaptés aux milieux... et évolutifs : il ne s'agit pas simplement de revenir à des variétés anciennes sous-cloche.

     

    Par ailleurs, la dévalorisation de la main-d'œuvre, que le dogme économique actuel préfère remplacer par des machines et envoyer au chômage !, est une pure construction idéologique et politique, héritée d'une époque (la fin des années 1940) où la main-d'œuvre manquait et où l'énergie semblait inépuisable. L'agriculture de demain doit se baser sur le monde réel, où l'énergie est rare et chère, et où la main-d'œuvre abonde (nous sommes, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, entrés dans une période de chômage de masse planétaire). Cela tombe bien : les cultures associées basées sur des variétés et races adaptées aux milieux nécessitent plus d'emplois, et contribuent donc à réduire le chômage et à éviter la désintégration des sociétés rurales du Sud.

     

    Enfin, de façon transversale à toutes ces remarques, une agriculture est, historiquement et anthropologiquement, la rencontre entre un territoire et une société. Une agriculture pérenne doit prendre en compte ces dimensions, à la fois sur le plan économique et social (circuits plus locaux) et sur le plan de la gouvernance (associer l'ensemble des citoyens à la gestion de leur agriculture).

     

    Ces fondamentaux agronomiques et anthropologiques conduisent à préconiser une agriculture systémique, qui remette en relation l'écosystème, l'agrosystème et les humains. Il s'agit de construire un « organisme agricole ».

     

    L'origine exacte de l'agriculture biologique

     

    Il se trouve que cet objectif était très exactement celui des fondateurs de l'agriculture biologique (Ehrenfried Pfeiffer, auteur en 1938 du livre fondateur de la bio : Fécondité de la terre ; Sir Albert Howard, auteur en 1940 de Testament agricole et inventeur de la pédologie moderne).

     

    En France, l'agriculture biologique est souvent assimilée au règlement européen actuellement en vigueur : cela est absurde. Ce règlement n'est qu'une traduction politique localisée (l'UE) et très limitée dans le temps, évolutive, résultant de compromis politiques et économiques. Il est immensément postérieur à la définition de l'agriculture biologique, et ne concerne pas l'essentiel de la planète – où la bio est pourtant très développée. Les consommateurs et citoyens ont également, sous l'influence des médias, de leurs enseignants ou des on-dits, une vision arbitraire, excessivement positive ou excessivement négative, de la bio.

     

    Mais la bio a une histoire : les premiers livres qui l'ont définie visent bien à construire un « organisme agricole » systémique, basé sur les cultures associées, les variétés et races adaptées aux milieux, les savoirs paysans, le respect des cycles naturels et de l'éthologie animale, etc. Les paysans qui la pratiquent visent également à mettre en œuvre ces principes... or les paysans officiellement « bio » sont plusieurs centaines de millions à travers le monde ! Ce n'est pas une théorie mais une réalité irréfutable.

     

    La suppression des produits chimiques de synthèse ne définit pas l'agriculture biologique, elle est simplement un moyen pour construire un organisme agricole cohérent et pérenne. Rien de plus. Et elle n'a aucun sens si toutes les bases de l'agriculture conventionnelle restent en place : une agriculture standardisée de cultures pures et d'exploitations industrielles, même si elle supprime la chimie de synthèse, n'est pas l'agriculture biologique ! Elle n'est qu'une « agriculture conventionnelle sans chimie ».

     

    L'agriculture biologique doit être notre horizon

     

    Vous comprenez qu'il est logique que je choisisse de nommer agriculture biologique l'agriculture de demain telle que je l'ai décrite sommairement plus haut à partir des fondamentaux de l'agronomie. C'est en effet exactement ce qu'est, à l'origine et pour la plupart des paysans qui la pratiquent, l'agriculture biologique.

     

    Bien sûr, cet organisme agricole peut toujours être nommé autrement. Pierre Rabhi, en se basant pourtant lui aussi sur le livre de Pfeiffer, a décidé de le nommer agroécologie. Le plus important n'est pas de débattre des mots*, mais de bien comprendre que nous parlons de la même chose.

     

     

    * Je reviendrai toutefois dans un prochain billet sur les problèmes que soulève ce terme d'agroécologie. En effet, l'Institut National de la Recherche Agronomique et le Ministère de l'agriculture ne lui donnent pas du tout le même sens que Pierre Rabhi ou Olivier De Schutter, et ne l'utilisent donc pas pour décrire le système agricole que je viens d'esquisser. Cela devient source de confusion voire de manipulation.

     

     


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    J'aurai l'occasion de revenir sur l'objectif d'un changement d'agriculture, à savoir un « organisme agricole » mettant en relation l'écosystème, l'agrosystème et les humains, et forcément basé sur les cultures associées, les variétés et races adaptées au milieu et évolutives, le respect des cycles naturels et des animaux, un lien fort avec le territoire, des circuits commerciaux plus courts lorsque c'est possible, la valorisation de la main-d’œuvre, la reconnaissance des savoirs paysans, etc.

     

    Si je viens de résumer ici cette agriculture de demain, qui correspond à ce que les fondateurs de la bio avaient appelé « agriculture biologique » et à ce que Olivier De Schutter ou Pierre Rabhi appellent « agroécologie », c'est parce que ces différents traits permettent de mettre en évidence sa richesse et la diversité des portes d'entrée. Car, même s'ils sont minoritaires numériquement au sein du monde agricole, les paysans innovants qui contribuent à construire cette agriculture réconciliée avec la société et l'environnement ne manquent pas.

     

    Dans l'Ouest de la France où l'élevage laitier est aujourd'hui à moitié hors-sol (cf. l'explication de cette formule dans mes livres), des éleveurs s'efforcent de remettre leurs vaches à l'herbe, ce qui rééquilibre leur alimentation, évite d'importer du soja créateur de misère et de famine au Brésil, recrée ou maintient un système bocager riche en biodiversité, ramène la valeur ajoutée aux paysans au lieu de la concentrer chez les intermédiaires. Il leur reste certes souvent une étape à franchir (la suppression des produits chimiques de synthèse), mais ils ont déjà fait un grand pas.

     

    Dans ces mêmes régions, et ailleurs en France, des éleveurs de porcs remettent leurs animaux sur des litières paillées (au lieu de caillebotis) et diminuent leur densité dans les bâtiments. D'autres vont plus loin et les ressortent également en plein air, en diminuant encore leur densité et en respectant l'éthologie animale. Ici encore, il reste un peu de chemin à parcourir mais l'évolution est bien engagée.

     

    Dans le Sud-Ouest, des céréaliers s'efforcent de mettre fin à l'irrigation en réadaptant leurs cultures à leur environnement et en diversifiant les espèces cultivées. C'est un premier pas vertueux.

     

    Partout en France, des agriculteurs découvrent les techniques de culture sans labour et se préoccupent à nouveau de préserver la vie du sol. Même si certain d'entre eux utilisent encore massivement les pesticides (ce qui annule l'intérêt du non-labour !) et doivent remettre en question une grande partie de leurs pratiques, ils ont le mérite d'évoluer et de s'interroger.

     

    Partout en France, des paysans s'engagent dans l'agriculture biologique (au sens du règlement européen) et suppriment rapidement les produits chimiques de synthèse. Certains d'entre eux se contentent malheureusement de « supprimer la chimie » sans modifier les bases profondément conventionnelles de leur système (variétés standard, cultures pures, filières intégrées), mais ils constituent bien évidemment un point d'ancrage pour construire une agriculture biologique plus aboutie.

     

    Dans les régions d'élevage pour la viande, des éleveurs se chargent d'engraisser eux-mêmes leurs jeunes bovins, essentiellement à l'herbe, au lieu de les vendre à des fermes-usines italiennes ou espagnoles où ils sont habituellement nourris par des céréales et des protéagineux dans des conditions concentrationnaires intolérables. Ce retour de l'engraissement à l'herbe, même lorsqu'il reste « conventionnel » dans un premier temps, pose les bases d'une évolution prometteuse.

     

    Je pourrais multiplier les exemples. Quoi qu'il en soit, les réseaux de l'agriculture biologique, les CIVAM (centres d'initiatives pour l'agriculture et le milieu rural), les réseaux d'élevage herbager, les AMAP, les paysans-boulangers, les membres du Réseau Semences Paysannes, les praticiens de l'agroécologie paysanne, les expérimentateurs de l'agroforesterie, des mouvements ruraux comme CMR (chrétiens dans le monde rural) et le MRJC (mouvement rural de la jeunesse chrétienne)... ouvrent des voies qui préparent la transition. Les citoyens et les décideurs politiques doivent savoir les soutenir, les encourager – et bien sûr les aider à aller plus loin et à combiner leurs innovations.

     

     


  • Après la sortie de mon livre précédent (L'agriculture biologique pour nourrir l'humanité), j'ai souvent été interpelé par des lecteurs ou des personnes assistant à mes conférences, qui me demandaient comment suivre mon actualité.

    C'est désormais facile, notamment grâce à la rubrique "Actualités" située dans la colonne de droite de ce blog.

    Vous pouvez également me suivre sur twitter : @nourrirlemonde

    Ce compte twitter permettra de partager quelques informations liées aux questions agricoles et alimentaires, et de ne pas rater mes interviews ou conférences. Comme tout outil, il sera utilisé avec modération et, j'espère, avec pertinence.


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    La plupart des réformes des politiques agricoles se placent d'avance dans un espace contraint, celui de l'habitude et des conventions – et la Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt actuellement en cours de débat au Parlement ne fait hélas pas exception. En guise de « changement », il nous est simplement proposé d'aménager des politiques existantes et d'inciter à de timides évolutions techniques qui continuent à s'inscrire dans un « modèle » agricole supposé intangible.

     

    Cette démarche est profondément défaitiste et paresseuse. Elle suppose qu'il n'existe qu'un seul type d'agriculture capable de nourrir l'humanité et de faire vivre les paysans. Pire : elle accepte la destruction de l'environnement, la multiplication des maladies dues aux pesticides, la maltraitance des animaux hors-sol, la faillite des petits paysans, etc., considérées comme des dégâts collatéraux inévitables. Elle consiste finalement à polluer un peu moins pour polluer plus longtemps, à scier un peu moins vite la branche sur laquelle nous sommes (mal) installés.

     

    Je refuse ce fatalisme, je récuse l'idée paresseuse et cynique selon laquelle l'agriculture « conventionnelle » (c'est-à-dire qui fait actuellement convention) serait la seule base de travail envisageable.

     

    Mon livre Changeons d'agriculture – Réussir la transition, qui sort ce 7 mai 2014 en librairie, a pour objectif d'ouvrir le champ des possibles, en répondant à deux questions essentielles : est-il possible de changer d'agriculture, et si oui, comment y parvenir ?

     

    La première question, toujours oubliée des prétendus réformateurs, est en effet de savoir « pourquoi changer ? ». Elle peut même se décliner en deux volets. D'abord, en quoi notre agriculture actuelle est-elle dangereuse, intenable écologiquement et socialement, aberrante sur le plan agronomique. Cette question a fait l'objet de nombreux livres et documentaires ces dernières années : je ne m'y attarde pas. Ensuite, « changer pour quoi ? », c'est-à-dire où aller ? La première partie de Changeons d'agriculture propose une réponse nette, à partir d'un retour rigoureux aux fondamentaux de l'agriculture – ce que j'appelle les structures élémentaires de l'agronomie. Il faut construire une agriculture totalement différente de l'actuelle, une agriculture systémique et non plus réductionniste, une agriculture qui relie les écosystèmes, les agrosystèmes et les humains au lieu de ne considérer que les agrosystèmes. Cette agriculture correspond à ce que des pionniers ont nommé agriculture biologique dans les années 1930-1940 (E. Pfeiffer, Sir A. Howard), ou à ce que Pierre Rabhi ou Olivier De Schutter appellent agroécologie (qu'il faudrait au minimum renommer agroécologie paysanne pour ne pas la confondre avec l'ensemble de techniques désigné actuellement abusivement sous le même terme).

     

    Cette étape est essentielle. Faute de l'avoir considérée, toutes les politiques publiques de ces dernières années se contentent de toiletter à la marge un « modèle » mortifère et absurde.

     

    Il est ensuite possible de se poser, de façon très pragmatique, la question suivante : « comment changer ? ». Or, ce changement n'a rien d'une utopie. La preuve : des milliers de paysans en France, et des millions à travers le monde, l'ont mis en œuvre et réussi ! La transition vers l'agriculture biologique est une réalité concrète, précise, nuancée, dynamique. C'est sur cette réalité, ou plutôt ces réalités multiples, que je m'appuie pour ébaucher dans la deuxième partie du livre les étapes et dispositions nécessaires pour une transition progressive, pragmatique et réussie. Bien entendu, plus la transition concernera un grand nombre de fermes, plus elle sera complexe et supposera de revoir en profondeur les dispositifs publics et le cadre fiscal.

     

    La troisième partie de l'ouvrage s'adresse plus spécialement aux citoyens non-agriculteurs. En effet, chacun peut agir, qu'il soit citadin ou rural, qu'il dispose ou non d'un jardin, qu'il dispose ou non d'une épargne qu'il peut placer sur des projets d'économie solidaire, qu'il consomme bio ou non.

     

    Ce livre se veut donc très opérationnel. Il donne les clefs de compréhension (accessibles à tout citoyen, même sans connaissances agricoles), il décrit les étapes que doivent planifier les décideurs politiques, il offre des moyens d'action immédiate pour tout lecteur.

     

    J'espère que vous prendrez autant de plaisir à le lire et le partager que j'en ai pris à l'écrire.

     

    La présentation du livre sur le site d'Actes Sud

    Le trouver en librairie

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