• La main-d'œuvre agricole, handicap ou vertu ?

     

    Il n'y a aucun doute, les pratiques de l'agriculture biologique (ou de l'agroécologie paysanne) nécessitent plus de main-d'œuvre que celles de l'agriculture conventionnelle. Mais il est pour le moins paradoxal et invraisemblable que cette immense vertu soit souvent présentée comme une contrainte ou un handicap ! Ce paradoxe découle d'une méconnaissance des mécanismes en jeu et d'un profond archaïsme des dispositifs fiscaux français et des aides européennes.

     

    Ferme maraîchère d'insertion (Photo Ouest-France)

     

    L'agriculture biologique demande de la main-d'œuvre

     

    Lorsqu'un paysan s'inscrit pleinement dans la démarche préconisée par les fondateurs de l'agriculture biologique (cf. précédents billets), il est conduit à augmenter la place du travail humain. En particulier, la pratique des cultures associées ne mène pas à la même mécanisation à outrance que les cultures pures de clones (ou d'OGM). Attention : une mécanisation est possible dans des systèmes de cultures associées, soit lorsque les différentes cultures de la parcelle parviennent à maturité en même temps (et sont ensuite ou bien triées facilement, ou bien utilisées en mélange pour l'alimentation du bétail), soit lorsqu'elles arrivent à maturité à des dates suffisamment séparées pour que la récolte de la première ne perturbe pas la poursuite de la croissance de la seconde. Mais le plus souvent, de tels systèmes conduisent à une part importante d'interventions humaines et à des récoltes partiellement manuelles.

     

    Un élevage respectueux de l'éthologie, de l'agronomie et de l'éthique suppose également un plus grand nombre d'humains. Comme je l'ai expliqué dans un précédent billet, ce n'est pas là un point de vue idéologique mais une évidence agronomique et zootechnique : un trop grand nombre d'animaux par éleveur rend matériellement (biologiquement et physiquement) impossible un pâturage réel ou un suivi sanitaire préventif.

     

    Plus généralement, les statistiques agricoles prouvent de façon indiscutable que les pratiques de l'agriculture biologique augmentent l'emploi agricole, puisque avec moins de 4 % des surfaces agricoles françaises, l'agriculture bio représente déjà plus de 7 % de l'emploi agricole de notre pays.

     

    Pourquoi l'emploi agricole est perçu comme un handicap

     

    La place de l'emploi en agriculture est, depuis le néolithique, un problème central dans l'organisation de toutes les sociétés agricoles... alors qu'elle n'est pratiquement jamais prise en compte par les économistes, les historiens et les hommes politiques !

     

    Depuis l'invention de l'agriculture, toutes les sociétés ont cherché à réduire la proportion d'humains employés dans cette activité, de façon à « libérer des bras » pour les autres activités sociales. C'est d'abord et avant tout dans ce but qu'a été conçue la mécanisation depuis 10.000 ans. Mécaniser l'agriculture a permis de libérer des humains, qui ont alors pu construire les premières cités-États, faire des guerres, bâtir les pyramides, faire des guerres, construire les cathédrales, faire des guerres, réaliser la révolution industrielle, reconstruire l'Europe après la guerre, puis finalement aller pointer à Pôle-Emploi.

     

    Toute l'aberration de cette dynamique historique est là : elle s'est inscrite dans une longue période historique où la main-d'œuvre manquait et où l'agriculture était la pourvoyeuse de bras. Elle n'a plus aucun sens dans notre société actuelle, qui est, pour la première fois de l'Histoire humaine, une société de chômage de masse à l'échelle mondiale (jusqu'à présent, les périodes de chômage national massif pouvaient être régulées par l'émigration dans des « territoires nouveaux », y compris au XIXe siècle avec l'Amérique).

     

    L'agriculture conventionnelle qui s'est structurée de façon puissante après la seconde guerre mondiale se définit peut-être plus par son obsession productiviste que par l'emploi de la chimie de synthèse ! À la fin de la seconde guerre mondiale, l'Europe manquait absolument de bras pour se reconstruire, puis pour élaborer une économie tertiaire. Dans le même temps, l'énergie était considérée comme abondante et bon marché. Tous les dispositifs fiscaux, économiques et techniques ont été centrés sur le remplacement du travail agricole par des machines (auxquelles s'ajoute la chimie, qui contribue également à cette substitution). C'est un aspect trop négligé, et pourtant fondamental, de l'agriculture conventionnelle : elle cherche sans cesse à augmenter sa productivité, c'est-à-dire la production par travailleur. Elle cherche donc sans cesse à réduire le nombre d'agriculteurs et à les remplacer par des outils. Cette base profonde du « modèle » agricole européen est patente en matière de fiscalité : les contributions sociales agricoles pèsent fortement sur le travail, alors que l'investissement en matériel est massivement subventionné.

     

    Par conséquent, un paysan est fermement découragé d'embaucher (pour un euro de salaire, il lui faut ajouter un euro de contributions sociales) et clairement encouragé à investir et s'équiper (pour un euro d'achat de matériel, il reçoit 50 centimes de subventions). Ce coût relatif du travail est une pure construction politique et fiscale. Il ne tombe pas du ciel, il n'a rien de « logique » ou d'impératif. Il est une scorie, un archaïsme, un héritage d'une période (l'après-guerre) où le chômage n'existait pas, et où l'énergie ne coûtait rien et semblait abondante. Il crée une distorsion de concurrence au détriment des agricultures responsables.

     

    Revaloriser le travail

     

    Aucune transition à grande échelle de l'agriculture française n'est envisageable si le cadre actuel et ses inadmissibles distorsions de concurrence n'est pas remis en cause. Il est absurde de prétendre que les agricultures à forte charge de travail (arboriculture, viticulture, maraîchage, élevage à taille humaine, cultures associées...) sont coûteuses. Elles ne le sont qu'à cause de dispositifs fiscaux, de programmes de recherche agronomique et de filières économiques construits à une autre époque, dans un autre contexte, et devenus anachroniques et absurdes.

     

    Une réforme sérieuse et sincère de l'agriculture française ne peut pas faire l'économie d'une réforme fiscale radicale et, au-delà, d'une remise à plat volontariste de la place de la main-d'œuvre dans une agriculture pérenne et tournée vers l'avenir. À ce titre, la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (LAAAF) qui est actuellement en discussion au Parlement est extrêmement décevante et ne pourra certainement pas engager de véritable évolution en profondeur de notre agriculture. Promouvoir des techniques dites « agro-écologiques » sans les mettre en relation systémique avec l'écosystème et les humains est déjà un non-sens et de la poudre aux yeux (j'y reviendrai dans un prochain billet). Mais, en outre, promouvoir ces techniques sans les accompagner de l'indispensable revalorisation du travail agricole qu'elles nécessitent est une illusion. C'est même pire : en les expérimentant dans un contexte qui leur est consubstantiellement défavorable et qui leur oppose des distorsions de concurrences rédhibitoires, la LAAAF ne peut que discréditer artificiellement ces techniques et réduire la possibilité de les généraliser.

     

     

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