• L'agence Natureparif vient de publier un ouvrage collectif sur l'agriculture urbaine, auquel j'ai très modestement contribué (tous les détails à la fin de ce billet). C'est l'occasion de partager quelques réflexions sur cette pratique en progression et sur ses différentes dimensions.

     

     

    L'agriculture est également une activité urbaine

     

    La présence de parcelles agricoles en ville est considérée aujourd'hui comme une nouveauté, voire pour certain comme une incongruité. Pourtant, c'est bien au contraire leur absence qui était un phénomène récent et surprenant. De l'antiquité à l'époque moderne, en passant par le moyen-âge, les villes ont toujours imbriqué des espaces d'habitation, d'artisanat (puis d'industrie) et d'agriculture. Même si les champs proprement dit ont rapidement disparu de l'intérieur des villes, ils sont longtemps restés à leur contact immédiat, et restaient accessible en quelques dizaines de minutes de marche pour le citadin médiéval ou moderne. Surtout, le jardinage occupait, et occupe toujours sur une partie de la planète, une proportion non-négligeable de l'espace urbain.

     

    Or, la production potagère individuelle est loin de représenter des volumes marginaux. Dans les sociétés africaines ou caraïbes, le « jardin créole » ou les « cultures de case » constituent même une part essentielle de l'alimentation, apportant la majorité des vitamines de la ration quotidienne. Mieux encore ce sont ces parcelles, densément plantées, bénéficiant d'amendements organiques et valorisant la main-d'œuvre, qui expérimentent les techniques les plus pointues en matière de cultures associées et qui obtiennent les résultats les plus spectaculaires en termes de rendement à l'hectare.

     

    Deux exemples récents illustrent les performances du jardinage urbain : les États-Unis dans les années 1940 et Cuba depuis les années 1990.

     

    Lors de la Seconde guerre mondiale, l'essentiel de la main-d'œuvre masculine des États-Unis était mobilisée dans la guerre du Pacifique (et secondairement sur le front européen), ce qui mettait en péril la production agricole. La femme du président des États-Unis, Eleanor Roosevelt, fit alors la promotion du jardinage urbain sous le nom de Jardins de la victoire. Elle encouragea les femmes (et les hommes non-mobilisés) à mettre en culture les jardins, les terrains vagues et plus généralement les interstices urbains disponibles. En 1945, ces Jardins de la victoire produisaient 40 % des productions végétales du pays !

     

    Au tournant des années 1990, lors de l'effondrement du bloc soviétique, l'île de Cuba, déjà sous embargo de la part des États-Unis, s'est retrouvée sevrée des produits chimiques, sources d'énergie et matières premières qu'elle importait depuis trente ans de l'Union soviétique. Elle s'est alors massivement tournée vers la valorisation de ses ressources locales... et en particulier vers l'agriculture biologique. Non seulement elle a retrouvé son autonomie alimentaire par cette conversion massive à la bio (environ la moitié des surfaces cubaines sont aujourd'hui conduites en agriculture biologique, l'autre moitié ne recevant de toute façon que très peu de produits chimiques), mais en outre elle a réinvesti des terrains urbains ou péri-urbains. Dans ces petites parcelles environnant les habitations, appelées organoponicos, les Cubains ont réinventé les techniques élémentaires de la bio et du « jardin créole » : cultures associées, diguettes, buttes, couverture permanente du sol, etc., avec des résultats impressionnants en termes de rendement à l'hectare et de production globale. Aujourd'hui, plus de 70 % des légumes frais consommés à La Havane proviennent de ces micro-fermes.

     

    Bien entendu, l'agriculture urbaine européenne actuelle n'est pas confrontée à de tels défis productifs, et ne représente que des volumes très limités, voire infimes. D'un point de vue agricole, elle peut être considérée pour l'instant comme marginale. Pour autant, elle redécouvre une démarche qui fut importante... et qui pourrait le redevenir.

     

    La relation primordiale entre société et territoire

     

    Sur un plan anthropologique et historique, l'agriculture est l'axe qui structure les relations entre une société et son territoire. Les sociétés de cueilleurs-pêcheurs-chasseurs choisissent (depuis qu'elles connaissent et refusent l'option agricole) de s'inscrire dans un territoire qui les dépasse et qu'elles ménagent ; leur respect de l'environnement est une nécessité vitale sans quoi elles ne pourraient perdurer. Les sociétés agricoles, au contraire, ont choisi d'aménager leur territoire, d'en prendre le contrôle. Au-delà, l'agriculture a permis à nos ancêtres de réorganiser de fond en comble leur rapport au monde, en acquérant la faculté de maîtriser la vie et la mort des plantes et des animaux, c'est-à-dire de dépasser et résoudre la tension entre la conscience d'être mortel et l'envie de vivre.

     

    Croire que nos sociétés pourraient être « post-agricoles » et s'émanciper des structures anthropologiques profondes qui les fondent est une illusion dangereuse. Nous dépendons tous de l'agriculture pour manger, de l'eau pour boire, de l'air pour respirer. Nous dépendons tous de territoires ruraux pour voyager (serait-ce d'une ville à une autre), pour prendre des vacances ou des week-end, pour exporter nos déchets, pour faire du sport, pour disposer d'oxygène renouvelé par les plantes, etc.

     

    Aucune société ne vit hors-sol, celles qui l'ont essayé ont rapidement disparu. L'un des enjeux du XXIe siècle est par conséquent de rétablir une connexion consciente, fertile et responsable entre les humains de plus en plus majoritairement urbains et leurs territoires. Son échec conduit à deux crises apparemment distinctes mais qui ne sont que deux facettes d'un même problème. D'une part est apparu une caste d'agriculteurs-entrepreneurs vivant en vase clos, décidant entre eux des choix agricoles, se partageant entre eux des aides publiques opaques et considérant l'agriculture et les territoires ruraux comme leur seule propriété. D'autre part les citadins perdent toute conscience de leur relation (de dépendance et de créativité) vis-à-vis des territoires et de la nature, ce qui explique une grande partie de leur sous-estimation dramatique des questions écologiques et conduit aussi bien à la crise climatique qu'à la disparition massive des espèces ou à la pollution généralisée de l'air urbain.

     

    Ces deux crises n'en font qu'une, dont la résolution passe par la réappropriation sociale de l'agriculture, c'est-à-dire la reconnexion des villes avec les espaces ruraux. Vaste programme, qu'il faut bien commencer modestement par des gestes et des démarches à portée de tous. L'agriculture urbaine est l'un de ceux-là, et sans doute l'un des plus importants.

     

    Agriculture urbaine - Photo Biodiville

     

    Redécouvrir le rapport au vivant et au temps

     

    C'est pourquoi l'agriculture urbaine doit avant tout être une pratique active et personnelle. Il ne s'agit pas de constituer une nouvelle catégorie sociale segmentée, des « agriculteurs urbains » qui constitueraient 1 % de la population des villes et qui apporteraient, dans leur magnanimité, nourriture et résilience partielle à des concitoyens dépendants. Une telle solution ne ferait que déplacer le double problème évoqué plus haut. L'agriculture urbaine doit au contraire chercher à impliquer l'ensemble des habitants de la ville, c'est-à-dire des populations dont l'activité agricole n'est ni le métier ni la vocation. Elle doit impérativement refuser de reproduire les erreurs qui ont conduit aux crises écologiques actuelles (donc bannir les produits chimiques), et relever d'une forme d'éducation populaire.

     

    Cette pratique peut prendre la forme de jardins partagés, de plate-bandes pavillonnaires ou décliner différentes formes de « jardins suspendus » : bacs sur balcons, potagers sur les toits, etc. En cas de fort développement, ces derniers seront à terme confrontés au problème de l'origine et de l'acheminement de la terre utilisée, mais ils peuvent également en créer peu à peu par compostage et fixation. L'agriculture urbaine peut également inclure des micro-élevages de poules (valorisant les déchets) ou, à l'échelle des parcs et jardins, de moutons utilisés pour l'entretien des espaces verts.

     

    En pratiquant ces activités, les citadins retrouvent le lien à la terre glèbe, aux saisons, aux organismes vivants. La météo cesse d'être une question de confort superficiel et redevient un facteur de vie. Les plantes recommencent à être comprises en interaction entre elles et avec les insectes. En outre, et c'est loin d'être anodin, l'aliment retrouve une valeur au sens complexe du terme. Une fois conscients de la réalité agricole, des contraintes géo-climatiques et saisonnières, mais aussi des possibilités inouïes des techniques s'appuyant sur le vivant au lieu de le combattre, les citadins auront toute légitimité pour reprendre leur place dans les délibérations et décisions au sujet des territoires agricoles et de leur gestion.

     

    Enfin, il n'est pas indifférent que la plupart des mouvements pour l'agriculture urbaine créent des formes d'organisation collectives dynamiques, égalitaires, intrégratrices et solidaires, qui dépassent largement leur objet premier. Et si la vie en ville se réinventait par l'agriculture ?

     

     

    Pour approfondir le sujet, autour de plusieurs dizaines de contributions d'experts et de praticiens, en France et à travers le monde, lire Agriculture urbaine – Vers une réconciliation ville-nature, sous la direction d'Antoine Lagneau, Marc Barra et Gilles Lecuir, Éd. Le passager clandestin / Natureparif, 2015.

    Voir la présentation du livre sur le site de l'éditeur.

     

     

     






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